Le prof de tout et l'apprentie psychanalyste (la suite...)

Publié le par Ismaëlle

pour ceux qui ont raté le début...

Le prof de tout et l'apprentie psychanalyste

Chandail bleu, dring et hop !

... mais on peut aussi prendre le film en route.

 

 

 

 

 

 

La seule chose à faire dans ces conditions, c'est écrire. Gratter les carnets Moleskine. Papier velouté, caresse douce.

Elle était dans une classe, au fond. Une classe de CM2. Celle qu'elle visite le jeudi matin, dans le cadre de son travail en psychopédagogie. Elle observe ces élèves depuis le début de l'année. On ne sait pas trop à qui on a à faire à cet âge là, no man's land entre l'enfance et l'adolescence.

         Des hybrides.

 

La maîtresse ne sait pas quoi faire de leur libido qui commence à sortir de sa chrysalide.

C'est une maîtresse tout ce qu'on fait de plus classique. La trentaine. Mère célibataire d’une fille de 2 ans et demie. Elle a fait des études d'anglais puis elle s'est laissé porter par le fantasme de sa vie.

 

La craie, le tableau noir, les rangs et les tables de multiplication. Parce qu'elle se souvenait de ses tresses et de son cahier d'écriture. Elle se révait au bureau, devant l'estrade. Madame Très Bien. Ecris en lettres attachées sur la page de garde des cahiers du jour.

 

Madame Très Bien travaille dans une école toute neuve. Pas de platanes dans la cour. Des sapins tous petits plantés à la hâte à la fin du mois d'août, alors que les travaux étaient à peine terminés. Six sapins qui ne poussent pas, tout petits, tout gris, les pieds dans le goudron. Ecartellés à chaque récré par 300 chats sauvages qui se jettent sur leurs branches. Aux portes de Paris, dans une cité du 19ème arrondissement.

 

Madame Très Bien remplirait elle-même les pages de garde des cahiers du jours, la veille de la rentrée, assise à son bureau de maîtresse. Dans la chaleur poudrée de septembre. Comme ça, ça serait propre. Au stylo rouge. Elle s'était révée maîtresse d'école. Dans une classe bien rangée. Parce que les enfants ont besoin d'ordre pour apprendre et être sages. Bien sage. Elle s'était révée maîtresse d'école. A 5 carreaux de la marge, dictée, sautez une ligne. Madame Très Bien.

 

Fin de la période de latence. Esprits troublés par l'éclosion inattendue du désir et du corps. Elles ont leurs règles pour la moitié d'entre elles. Elles sont plus grandes que la maîtresse, belles gazelles africaines qu'il faut démaquiller le matin avant d'entrer en classe. Des formes généreuses, mises en avant par des attitudes dont elles ignorent la force de l'impacte.

Et l'agressivité qui commence à montrer ses dents.

 

 

 


Elle est au fond, assise à son poste d’observatrice. Elle est là sans y être. Entre centre et absence.

La seule chose à faire dans ces conditions, c'est écrire.

La plupart du temps quand elle travaille, le présent s’impose à elle d’une façon inconditionnelle. Il réclame son énergie, son attention, sa présence pleine et entière. Surtout le jeudi matin, quand elle est parmi eux. Parmi la meute à fleur de peau, imprévisible.

D’ordinaire, elle est captivée par le spectacle bouleversant du huis clos de la salle de classe, combat sans vainqueur entre la maîtresse et les élèves.

Des enfants à la personnalité en lambeaux.

Déjà ils vacillaient sous le poids du monde. Et à présent, ils doivent faire face à la métamorphose qui les emporte. L’adolescence. Lentement noyés par la puberté qui les inonde goutte à goutte, traversés par des bouleversement physiologiques et des désirs sans noms, sans mots. En lieu et place de la sexualité, fusion fabuleuse entre les pulsions du corps et les désirs de la pensée, s’installe l’instinct muet. Pas de mot pour ces enfants entourés d’adultes fuyant leur rôle d’éclaireurs. Pas de mot. Le corps, la pulsion, les fantasmes purs et nus.

Et la violence, qui commence à montrer ses dents.

Parce qu’il n’y a pas d’autre cri d’alarme possible, quand on se noie dans son corps et dans sa tête, submergé par la puberté qui envahit la maison.

 

D’ordinaire, ça la fascine, ça la bouleverse, la souffrance de cette maîtresse, livrée en pâture par l’Education Nationale, à cette meute d’enfants torturés. Comment est-ce possible que la société soit à ce point sourde aux appels à l’aide des enseignants ?

Cette maîtresse, elle n’est manifestement pas prête pour ça.

Elle n’est pas prête à faire face à la violence de 30 personnes en même temps. Elle n’est pas en mesure de répondre à la violence des enfants autrement que par la violence des adultes, désespérée, exaspérée, incontrôlable. Et au coeur  de ce ping pong brutal, qu’aucun n’a la force de stopper, l’humiliation fait son nid ; cruelle pour tout le monde. Illusion de domination pour la maîtresse, qui traîne dans la boue le savoir, en étalant son érudition comme on brandirait une oriflamme; qui salit l’image de l’adulte en abusant de son pouvoir de juger, en gros, en rouge, dans les carnets de correspondance, des les livrets de notes, dans la mémoires des enfants.

Et cruauté en retour, humiliation pour Madame Très Bien, à grand coup de coups bas, sournoisement mijotés, puis lancés en pleine figure à cette maîtresse si facile à atteindre. Elle, toute seule contre 27. Toute menue. Dans sa robe de printemps et son air angélique. Sandrine Kiberlain dans Mademoiselle Chambon.

Mais avec des sapins tout petits tout gris à la place des platanes.

   

 

D’ordinaire, lorsqu’elle est avec les CM2 le jeudi matin, l’intensité du rapport de force qui s’installe entre les murs de la classe la captive. D’ordinaire, elle ne se pose même pas la question, elle est là. Le présent s’impose à elle.

 

 

 

Mais ce matin là, elle était floue. Il lui semblait que tout, autour d’elle, la poussait vers l’intérieur. Au fond, en dedans d’elle-même. Elle était carapatée, dans son lointain intérieur, entre centre et absence. Et son intérieur était peuplé. Des poèmes de Michaux, une chanson en Yiddish, le bruit de la colline. Elle ne se sentait pas seule quand elle était en dedans. Pas dans ces moments, où elle s’ennuyait plus avec les autres qu’avec elle-même. Son lointain intérieur, son refuge. Ce matin, tout l’y poussait.

 

Elle n’avait pas travaillé depuis une semaine.

Le réveil avait sonné à 6h30, après une nuit d’insomnie. Il fallait y retourner.

Derrière les carreaux de la classe, les immenses tours de béton s’élançaient dans le ciel voilé. Gris sur gris, nuages froids. Et hurlements dans la classe. Choc des chagrins et des colères. « L’école, c'est un peu comme une prison », écrit sur une minuscule boulette de papier qui s’était perdue entre l’expéditeur et le destinataire.

Ce matin là, tout la poussait à se carapater loin à l’intérieur. Elle était fatiguée d’absorber ce présent qui lui demandait tant d’énergie.

 

Après cette semaine de deuil.

 


A l’intérieur, c'est calme. Ralenti. On entend le cœur qui bat. On est bercé par une musique sourde. Comme dans un bain, la tête à demi immergée, les yeux ouverts, mais les oreilles coupées du monde.

Elle entendait juste sa vie à elle.

Une colline, des poèmes, une chanson en Yiddish.

Après cette semaine de deuil.

 

Le train. Le sud. Le ciel gris. Le cimetière et les bras chauds de la famille, dont on mesure alors la puissance de l’amour.

Une chanson, planant sur les tombes, par delà les mondes qui s’éloignent. Yiddish Mama.

Et l’absence, de celle qui s’envole loin de la ville, loin de la colline, loin de toute caresse.

 

Loin des tours. Au fond d’elle-même, il y avait cette chanson, Yiddish Mama, qui résonnait à travers une fissure entre ici et au-delà. Un souffle.

Ce matin là, c'était la seule chose qui pouvait s’imposer à elle.

 

 

Mais il aurait fallu rester au lit pour pouvoir vraiment l’entendre. Elle était dans la classe, il fallait faire face, il fallait tenir. Elle ne pouvait pas s’abandonner à la petit voix de cette Yiddish Mama.

         La seule chose à faire dans ces conditions, c'est écrire. Jeter tout le dedans sur le papier, jeter tout l’intérieur à l’extérieur.

         Elle était au fond de la classe de CM2. On pouvait croire qu’elle prenait des notes. Alors qu’elle recopiait un poème de Michaux, qui résonnait plus fort ce matin là dans sa tête. On pouvait croire qu’elle faisait son travail, alors que tout d’un coup, elle était sur une plage. Lovée dans la chaleur douce du bassin d’Arcachon. C'était un dimanche après-midi, flottant, brumeux. Et puis, dring et hop. Un rayon de soleil poudré avait traversé la grisaille et l’avait téléportée sur la Dune du Pyla.

        L’été dernier, le prof de tout et l'apprentie psychanalyste avaient fait connaissance dans une bulle, sur les bords du bassin d'Arcachon.

Alors qu’elle recopiait un poème de Michaux, elle se rendait compte qu’en réalité elle était en train de lui écrire.

Elle avait dû quitter Bordeaux à la rentrée, pour son mémoire de psychopédagogie sur les méthodes naturelles d’apprentissage. Mais ce week-end il était venu au cimetière. Il avait partagé ses larmes.

Et au milieu des tours, au milieu des cris, tout d’un coup, elle lui écrivait.

 

 

 

 

 

 

H. MICHAUX, Lointain intérieur, "Entre centre et absence" :


Ma vie s'arrêta


J'étais en plein océan. Nous voguions. Tout à coup le vent tomba. Alors l'océan démasqua sa grandeur, son interminable solitude.

Le vent tomba d'un coup, ma vis fit « toc ». Elle était arrêtée à tout jamais.

Ce fut une après-midi de délire, ce fut une après-midi singulière, l'après-midi de « la fiancée se retire ».

Ce fut un moment, un éternel moment, comme la voix de l'homme et sa santé étouffe sans effort les gémissements des microbes affamés, ce fut un moment, et tous les autres moments s'y enfournèrent, s'y envaginèrent, l'un après l'autre, au fur au mesure qu'ils arrivaient, sans fin, sans fin, et je fus roulé dedans, de plus en plus enfoui, sans fin, sans fin.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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