Chandail bleu, dring et hop !

Publié le par Ismaëlle

    Elle n’avait presque aucun souvenir de l’école. C'était loin, flou, comme déconnecté.

Elle se souvenait vaguement de sa maîtresse de CM2. Cette année là, elle avait passé beaucoup de temps au coin bibliothèque.
    C'était probablement à ce moment là qu’elle avait lu Adieu grand-père, moi je t’aimais, une histoire triste avec un chandail bleu et un grand-père qui, avant de mourir sous un arbre, croque dans une pomme malgré le vers qui y tente une traversée. Elle avait souvent cherché ce livre dans les brocantes et chez les bouquinistes, parmis les exemplaires de la bibliothèque verte. C'était précieux, c'était un des seuls souvenirs de son enfance.

 

    C'était ce qui lui manquait dans son analyse, des souvenirs d’enfance. En deçà de l’adolescence, les représentations de sa vie étaient aussi minimalistes qu’un imagier à quatre pages.

    Elle, 3 ou 4 ans, en train de manger des petits beurres sur la plage jaune couscous du Pyla. Elle, 7 ou 8 ans, sur le siège arrière de la Renaud 21 grise métallisée, en train de manger les bonbons dont elle avait commandité le vol à l’étalage de l’épicerie du cours d’Albret, quelques minutes auparavant, auprès de son petit frère – des grandes lèvres rouges transparentes, au goût improbable de sirop de cerise pétillant. Elle, à 10 ou 11 ans, au coin bibliothèque de la classe de CM2B, au troisième étage de la vieille école de la rue du Loup, à deux pas de la rue Sainte-Catherine, en train de se demander quel goût ça a, quand on mange une pomme avec dedans un vers qui vient de manger une pomme.

    Ça faisait belle lurette qu’elle avait remarqué que les rares instants de son enfance qui s’étaient imprimés dans sa mémoire défaillante, étaient systématiquement liés à quelque chose qui se mange. Qui s’engouffre. Qui s’englouti.

    Et la dernière page ne manquait pas à cette règle.

On y voyait Mme. D. C'était la plus jeune maîtresse de l’école. Sur l’imagier, elle a une jupe violette et un chemisier turquoise. Elle est en train de remonter ses collants derrière le bureau au fond de la classe, elle croit que personne ne la voit. Mais on peut tout voir quand on se cache derrière un livre au coin lecture. Autour d’elle, c'est tout flou, non pas parce que la mémoire défaille, c'est tout flou comme Mme. D, des piles de feuilles et de livres dégringolant sur le bureau, un sac à main ouvert qui se vide à moitié sur le sol, avec toujours des tablettes de crunch éventrées qui pointent le bout de leur nez. Certains l’appelaient Ismaëlle, mais elle l’avait toujours appelée Mme. D.

    Elle ne se rappelait pas de grand-chose de plus. Il lui semblait qu’elle avait passé son année de CM2 à manger une pomme verrée, en regardant une tornade en talons aiguilles remonter ses collants.

 

    15 ans plus tard, elle avait 25 ans, et son présent avait toujours le goût de ce qui autour d’elle était susceptible d’être avalé.

    Elle était célibataire, et était restée une Bordelaise.
   Elle était très entourée, mais elle s’ennuyait avec presque tout le monde.

    Elle aimait bien rester toute seule, car elle ne s’ennuyait jamais avec elle-même. Elle pouvait rester sans voir personne des jours durant. Elle ne s’ennuyait pas toute seule, mais elle était triste.
    Alors elle avait développé des ruses : avaler tout ce qui peut être avalé à proximité, pour bien sentir le monde en soi et se sentir un peu moins seule. Vivre au milieu d’un bric-à-brac qu’il faut enjamber, pousser, piétiner, et dans lequel on se cogne, pour bien sentir le monde autour de soi, au cas où on ait l’impression que tout est toujours infiniment vide. Dormir, dormir, dormir, à n’importe quelle heure du jour –jamais de la nuit ; et rêver, rêver, rêver, au chaud, blottie au milieu de son nid savamment entretenu.

  
Elle ne s’ennuyait jamais avec elle-même, mais elle était triste.
Elle était bien entourée, mais elle s’ennuyait avec presque tout le monde.

 


    C'est pourquoi, de temps en temps, même si s’était formellement interdit par son règlement intérieur, même si elle s’était jurée de ne jamais plus se laisser tenter à nouveau par le fantasme de la facilité, même si c'était tellement crétin ces cases à remplir et ces profils d’Apollon, de temps en temps, elle replongeait.

 

    Elle se reconnectait, et c'était la renaissance d’Anne Dubreuilh.

Anne Dubreuilh, c'était le nom de l’héroïne de son roman préféré. Anne Dubreuilh c'était elle, sur meetic, c'était elle sur adopte un mec.com, c'était elle derrière son écran.
    Et eux, c'était des fiches avec des rubriques plus ou moins renseignées, des séries de messages remplis d’espoir débridé et d’imagination lancée au grand galop. Eux, c'était entrevues sur entrevues, déceptions sur déceptions, et paquets de granolas sur paquets de granolas en rentrant à la maison.

    
    Et puis un dimanche après-midi, elle avait eut envie d’aller au Pyla. Avec un paquet de petits-beurres ; des petits-beurres bio, parce que quitte à se gaver, elle aimait autant que ce soit écologique.

    Elle attendait un coup de fil d’un énième Valmont33 qui l’avait fait rêvé à grands coups de propositions très spéciales. Mais cette fois là, elle avait décidée de prendre les choses en main. Elle n’attendrait plus, elle allait prendre sa voiture, et aller dehors, dans la vraie vie, sous le vrai soleil.

    Malheureusement, ce jour là – c’était un dimanche après-midi –  il faisait gris. C'est déjà dur de se faufiler dans un jean quand on en est à son deuxième paquet de granolas, de ramper jusqu’à sa voiture quand on est toute floue d’avoir dormi 14h sur les 16h dernière heures de sa vie ; mais alors si en plus il pleut…

    Elle avait finalement ouvert un troisième paquet de gâteaux à tremper dans son bol de thé lapsang souchong, et retrouvé son fauteuil matelassé et son coustume d’Anne Dubreuilh. Le soleil avait traversé les carreaux sales et le bordel douillé. Elle avait eut un petit pincement au cœur.

 

        Et puis hop.

 C'était fini. Elle s’était enfin réveillée. Le temps d’un « hop » et d’un rayon de soleil, elle avait claqué la fenêtre au nez de Valmont33, elle avait trouvée la force de faire quelque chose de cette fin d’après-midi.

    C'était mystérieux le « hop », elle ne savait jamais trop d’où ça sortait et elle voyait bien que ça ne surgissait pas chez tout le monde. Le « hop », c'était sa chance, ça elle le savait. Tôt ou tard, il advenait toujours avec sa vague énergisante et regonflante.

Le « hop », elle pouvait toujours compter dessus.


 

 


 

 

 

    « Dring »

 

 


C'est le prof de tout.

 


J’avais décidé d’aller au Pyla.

 


Je passe te prendre.

 

 

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M
je suis tombée par hasard sur ce blog alors que je cherchais totalement autre chose mais impossible à présent de me souvenir de cet autre chose. peut etre suis je encore toute enivrée par cette lecture cachant derrière une dérision romanesque une profonde reflexion sur la vie à travers des references littéraires encore inconnues...mais je ne crois pas au hasard. mes hommages de lectrice dans la même situation preofessionnelle à la talentueuse auteure de ces textes
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I
<br /> Merci infiniment pour ces encouragements. Cela me touche beaucoup que vous ayez apprécié la lecture du blog. A bientôt Marion !<br /> <br /> <br />