Bulle de béton, bulle de verdure et baffes dans la gueule

Publié le par Ismaëlle

 


 

 

 

  A 5h50 précises, tous les matins, le terroriste pousse de son museau sournois la porte entrouverte de la chambre. Ismaëlle dort. Son sommeil est léger, mais moins que les pas feutrés de Mister Darcy préparant son attentat.

    Elle ne m’a pas senti venir, se dit-il, alors qu’il atteint le bord du lit au ras du sol.

Il est 5h55, et Mister Darcy a décidé d’amputer ce qu’il reste de la nuit d’Ismaëlle. Froidement, cruellement, brutalement. Un dernier sourire contemplant le combat gagné d’avance, savourant la victoire qui s’annonce.


    A L’ATTAAAAAAAAAQUE !!!

Il bondit sur la couette, Ismaëlle sursaute, tente d’étouffer l’agresseur sous la montagne de couettes, mais le piège se referme sur elle lorsque la pile poilue griffue se déchaîne sous les couvertures. Impossible de saisir la tornade qui s’abat sur la dernière demi-heure de sommeil d’Ismaëlle.


Impossible ? non mais oh, c'est qui le chef ???


Ismaëlle contre-attaque, elle se lève, bloque toutes les sorties et emprisonne le malfaiteur sous une couverture.

    Plus un geste, personne ne bouge.

Et hop ! le temps de soulever la couette, Mister Darcy est saisi par la peau du coup et jeté à la porte de la chambre.

Clac. 


Il reste 15min de sommeil. Vite, sous la couette.

Silence.

Paupières lourdes.

Câlins de couettes.

 

 


Miaou.

 

J’ai rien entendu.

 

Miaaaaaaaaaaaou.

 

Même pas réveillée.

 

Miaaaaaaaaaaaouuuuuuuuuuuuuu.

 

PUTAIN DE CHAT !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

 

 

 


    Le temps de regretter de n’avoir pas laissé agoniser Mister Darcy l’été dernier, après sa tentative de suicide, Dianne Reeves débarque dans la chambre par les enceintes du réveil qui se rend compte qu’il est 6h30.

 

Et Ismaëlle se rendort encore un petit quart d’heure, au milieu des « bap bidou bidou wa » et des « miaaaaaou ».

 

6h45. ça y est, elle est en retard.

6h50. ça y est, elle est très en retard.

7h00. ça y est c'est la panique à bord. La journée peut enfin commencer.

 

Saute du lit, grelotte, hop des collants une jupe un chemisier une veste, hop dans la salle de bain, les dents les cheveux les boucles d’oreille.


         - Pause -

    crayon… mascara… rouge à lèvres


Et hop enfile son manteau, s’enroule dans une pelotte de laine, deux trous pour les yeux, deux autres pour les écouteurs, saute dans ses bottes, et s’en va pleine de fougue braver les tempêtes entre les tours, Dianne Reeves dans les oreilles, Summertime sur les lèvres.

 

¾ d'heure plus tard, Ismaëlle sort du métro, après avoir fait le tour de Paris avec la ligne 7. Il fait encore nuit. Il y a du monde dans l’avenue. Tout droit, tout droit, dans l’avenue parisienne.


    Et puis il faut tourner à gauche.

    Puis à droite, 50 mètres plus loin.

 

    Ça y est.

On n'est plus dans le 19ème arrondissement de Paris. On est dans la forêt de tours. Le paysage ressemble aux cités qu’on voit au journal de 20h. Il y a cette atmosphère mélangée de sympathie des quartiers populaires et d’angoisse, qui se dégage de l’urbanisme moderne qui a confondu lieu de vie et zone de stockage.

    Il y a la nuit, la démesure de la densité de population qui s’élève d’étage en étage. Ça fait mal au cou tellement il y a de couches empilées les unes sur les autres.

    Il y a l’ennui. Le cloisonnement.

    Il n’y a plus Paris, disparu en 50m. 

Il est 8h du matin, les grands frères dorment. Les scooters aussi. L’agitation est là, mais pas celle du JT.

   

    Les enfants peuplent le pied des tours, cartables multicolores qui courent, briques de jus d’orange à la main et miettes au coin des lèvres. Il y en a de toutes les tailles. Des tous petits, des moyens, des grands, tous mélangés, tous chez eux, entre les tours.

    Parce qu’au milieu de la forêt de tours, juste au centre, toutes collées, il y a les écoles. Les chatons n’ont pas besoin de rentrer dans Paris, ils travaillent sur place. Maternelle, école élémentaire n°1 (CP-CE1), école élementaire n°2 (CE2-CM1-CM2), collège.


    Je travaille dans l’élémentaire n°2. 280 élèves, 12 classes.


Le petit monde clos des enfants se réveille tôt. Il fait encore nuit. Ils sortent de leur lit, sautent dans leur anorak, attrapent une brique de jus et descendent les étages. Pas de métro, pas même de rue à traverser. L’école, avec ces 3 étages, sa cour cernée par les tours, est au milieu de la cité, au milieu de la bulle dans laquelle poussent les petits chats.

 

 

    La petite Ismaëlle a grandi dans un endroit qui n’existe plus. Une bulle. Comme Center Park, mais en beaucoup plus grand et sans les vitres.

    Pas loin du bord, il y avait une colline. Sur la colline, une grande maison qui ressemble à un bateau, au milieu d’un pré qu’on peut dévaler en courant ou en se laissant rouler dans l’herbe. Avec des grandes baies vitrées. D’ici, on est au dessus du monde de dedans la bulle, on peut s’asseoir en haut du pré et le regarder en détail.

    En bas, il y a le village : église, cheminées, chaumières, petites rues, carte postale. En face, il y a d’autres collines, à perte de vue, multicolores et quadrillées par les exploitations agricoles. Sur les côtés, il y a des collines, encore et encore. Sur l’une d’elles il y a les HLM. Une douzaine de petites maisons blanches, la banlieue du village, la cité de la Bachellerie. Derrière, il y a la forêt, no man’s land infini entre la bulle et le reste du monde, terre d’accueil privilégiée de la petite Ismaëlle.


    Une bulle dans la bulle.

C'est chez moi, se dit la petite Ismaëlle. Et comme elle ne rencontre jamais personne, sauf les gens qu’elle y invite, c'est vrai que ça doit être chez elle.


 

    Au cœur du village, dans une rue piétonne avec des petites chaumières et des grands platanes, il y a l’école. A l’automne on y va à pied avec son papa et sa maman, et on cueille des grappes de Noa – un raisin avec des petits grains très sucrés qu’on avale tout rond - sur le chemin au bord de la route.


 

    L’école, au milieu de la bulle, une grande bulle verte où il fait toujours beau.


    La petite Ismaëlle n’en sortait pas beaucoup et elle ne soupçonnait pas que le monde autour était aussi différent. Elle n’aurait jamais imaginé que des chatons pouvaient grandir empillés dans une toute petite bulle, au milieu d’une forêt de tours, avec même pas une colline pour se laisser rouler dessus, ou juste un arbre à grimper pour aller réfléchir tranquille.

 

 

 

    Ce matin, Mister Darcy a sauté sur les montagnes de couettes. Il m’a mordu, griffé, s’est fait jeter, est revenu, mordre, griffer. Ne m’écoute pas. Se fait engueuler. Se fait mettre à la porte. Recommence. N’écoute pas. Se fait engueuler. Punir. Mettre à la porte. Recommence. Une gifle dans la gueule s’échappe d’un seul coup, beaucoup plus violente que toutes celles qu’on a retenues auparavant.

 


    En un instant, je me souviens que cette nuit, bien avant que Darcy ne s’introduise dans mon sommeil, j’ai rêvé que je frappais mes élèves. Des grandes gifles, dans leur visage, leur visage que je regarde d’en haut. Des baffes, en veux-tu en voilà, dans leur gueule. Au début du rêve, n’écoute pas, se fait engueuler, punir, mettre à la porte. Et puis, la pluie de baffes.


    Jusqu’à quand je vais retenir la violence dans mon corps ? Jusqu’à quand je vais réussir à m’exprimer par des mots réfléchis, expliqués, répétés, et vas-y que j’explique une fois, deux fois, que je demande le silence, le calme, et vas-y que je punis, que je parlemente, que je convoque les parents, et piapiapia, et blablabla, d’un côté, pendant que de l’autre, les chatons sont en furie, se lèvent, courent, se tapent dessus, et dans la cour de récré, se transforment en tornades déchaînées, boulles de nerfs à vif, larmes criantes et hurlement de haine, choc des corps qui expulsent toute leur violence.

 

 

Des instants éternels de brutalité pure.

Il faut entrer dans la mêlée. Regarder les visages un instant figés. Les larmes. La force du désespoir au fond des yeux plein de haine. Là, la vague est trop forte. Dans ce regard, cet arrêt sur image, au milieu des coups de poing, des coups de tête, au milieu du groupe qui s’amoncelle autour de la bagarre, qui hurle, qui bouscule, qui enferme. Quand les regards se croisent, la vague est trop forte. La maîtresse n’existe plus. Elle s’est noyée au fond des yeux d’un enfant, dans un gouffre de désespoir et de haine, profond, abyssal. Au milieu de la cour de récré. Un océan. Qui m’engloutit.

Des corps d’enfants transformés en coq. Torses bombés, choc des têtes. Une fois.

Ça suffit, vous arrêtez.

Deux fois. Les larmes crient, les fronts se gonflent.

J’ai dit stop.

Je suis au milieu d’eux. Mes mains tentent de tenir les bustes, les bras, de saisir quelque chose, de prendre la situation en main. Mais ils sont trop forts. Je ne peux pas. Je suis incapable de les arrêter. Et pourtant, je ne peux pas partir. Je continue.

 

Coup de buste, qui annonce coup de boulle.

J’ai dit stop. Vous arrêtez maintenant.

 

Les autres enfants sont autour, agglutinés. Je demande qu’on aille chercher une autre maîtresse. Je vois des sourires autour de moi, aucun enfant ne relaie mon appel.

Coup de poing. Dans mon corps. Je n’arrive pas à attraper le bras.

Ils continuent à se jeter l’un sur l’autre de toute leur force, à entrechoquer leur haine, au comble de sa puissance, totalement débridée.

Ce sont des enfants. Ils mesurent 1m50. Ils ont 10 ans.

C'est si rare d’assister à un déploiement total de la brutalité humaine. Ça ne durera pas longtemps. Dans 2 minutes, ils seront dans le bureau du directeur. Et la semaine prochaine, ou peut-être  demain, ou peut-être cette après-midi, ils joueront ensemble.

Mais là, ils sont expression pure de leur pulsion, marée de haine sans aucune retenue.

Et je suis là.

Au milieu, engloutie.

Au milieu d’eux.

Au milieu du groupe qui nous encercle.

Au milieu de la cour grande et vide.

Au milieu des tours qui nous regardent, tous petits, en bas.

Au milieu de la cité, quelque part, entre les murs de l’éducation nationale.

 

 

Jusqu’à quand ?

    Il faut tellement d’énergie pour contenir ses pulsions. Dans mon rève, je les déchaiîe. J’ouvre une vanne, et tout le barrage cède.

    Je pompe tous les jours, dans un puits dont j’ignore les réserves, l’énergie pour contenir mes cris, mes gestes. Pour dire, punir, expliquer, s’imposer. Et je compte les jours avant les vacances, avant le réapprovisionnement.

    J’ai tellement peur, bientôt, de devenir comme eux. Qui sont depuis longtemps enfermés entre les murs. Qui ont ouvert les vannes. Les cris, les humiliations, la violence des gestes.

    Je vais partir. A la fin de l’année, parce que je me sens impuissante, seule, désemparée.

    Et pourtant, j’aime travailler entre les tours, j’aime ces enfants, ce quartier, ses habitants. Mais je n’arrive pas à me faire à cette éducation nationale qui pousse ses enseignants à bout, à bout de force, à bout de nerfs. Qui les pousse à la violence.

   Je vais partir.

 

 

 

 

 

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O
<br /> Encore un magnifique article qui en dit long sur ce fichu métier!! Difficile de ne pas vouloir tout foutre en l'air les soirs de mauvaises journées, tu sais celles où t'as eu envie de tous les<br /> jeter par la fenêtre, mais certains moments, certaines réflexions ou paroles me font dire que OUI, on a un métier prenant, usant, fatiguant mais que c'est un métier où chaque jour est différent, ou<br /> tu ne t'ennuie jamais, n'est ca pas!! Courage et continue à écrire, c'est toujours un plaisir de te lire!<br /> <br /> <br />
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F
<br /> salut Ismaelle,<br /> <br /> tu commences à nous donner quelques indices par-ci par-là, on finirait presque par te connaître un peu...!<br /> Allez allez du courage il ne faut pas lacher, le métier vaut la peine même si ton contexte n'est pas toujours évident j'en suis certain...ressource-toi dans le beau pays et je te souhaite de<br /> pouvoir t'évader fin juin du système... C'est toujours très bien écrit au passage!!!<br /> <br /> <br />
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F
<br /> L'éducation nationale à comme caractéristique de mettre sur les postes les plus difficiles, et dont personne ne veut, les enseignants les moins expériementés.<br /> Ne te laisse pas casser par cet état de fait. Tu fais bien de chercher ta place ailleurs, elle existe certainement. Courage Ismaëlle.<br /> <br /> <br />
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J
<br /> Ismaëlle, c'est toujours aussi émouvant... Je ne peux que t'envoyer un peu de courage.<br /> <br /> <br />
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