Miel gluant VS tapis volant tout autour de la terre
Ismaëlle est fatiguée.
Elle patauge au fond de ses bols de thé plein de miettes pour essayer de se réchauffer un peu l’intérieur.
Mais elle a froid entre les murs. Entre les murs de l’Education Nationale.
Elle s’est défendue mardi, devant M. l’Inspecteur. Elle a donnée tout ce qu’il lui restait comme énergie en cette fin de premier trimestre.
La petite Ismaëlle était toujours malade la dernière semaine avant les vacances de Noël. Une petite grippe, une angine qui passe, et c'était les vacances avant les vacances. C'était la bouteille de Suze pleine d’eau bouillante qui faisait chauffage central sous la couette. C'était les bols de vermicelle à la tomate sur le canapé du salon. C'était feu d’artifice de Jasmine, de Pocahontas, de Belles au bois qui ne dormaient pas.
C'était rare les dessins mutlicolores dégoulinants de la catode, c'était seulement pour les jours en pilou pilou qui ont goût de catalgine sucrée – le meilleur goût de toute la terre, avec l’espèce de sucre jaune pour quand on avait mal au ventre, qu’on allait bouloter en cachette dans la pharmacie. Il y a aussi le sirop au caramel. Hummmmm, le sirop au caramel. Ça a la couleur du whisky. Quand la grande Ismaëlle voit un verre de whisky, elle croit à tous les coups qu’elle va avoir droit à son sirop préféré.
Mais elle finit toujours par faire la grimace.
La petite Ismaëlle, la semaine avant les vacances de Noël quand elle avait mal à la gorge, on acceptait qu’elle se vautre devant l'orgie de princesses meringuées. A cette époque, le magnétoscope était presque aussi gros que la télé, et il était relié à la télécommande par un fil tendu entre la montagne de couettes et la moderne installation. C'était très dangereux pour la soupe au vermicelle, mais c'était royal pour la petite Ismaëlle : parce que la petite Ismaëlle, angine ou pas angine, il fallait qu’elle chante. La télécommande c'était sa meilleure amie, comme ça elle pouvait remettre en boucle « le rèveee bleeeeeeeu » jusqu’à ce qu’elle la connaisse par cœur. Après, hop, un petit saut hors de la montagne de couettes, juste le temps de changer la cassette, d’avoir froid aux pieds, et de retourner se les brûler sur la bouteille de Suze. Et c'était reparti pour une autre princesse qui tenait la note : « entends-tuuu le chant d’espoiiiiiiir du loup qui meuuuuuuuurt d’amoouuuur !!!! ».
La télécommande c'était la meilleure amie d’Ismaëlle. La télécommande c'était la pire ennemie de tous les autres membres de la famille.
Ismaëlle s’est défendue comme une militante acharnée de l’éducation et des droits de l’enfants devant M. l’Inspecteur. Elle n’avait pas l’intention de lui laisser dire que tout ce qu’elle faisait n’avait pas d’intérêt pédagogique. Elle n’avait pas l’intention de lui laisser dire que tout ce qu’elle donnait pour les chatons, tout ce qu’ils avaient appris à être pendant 3 mois dans la classe, ça n’était pas aussi fondamental que les fondamentaux dont M. l’Inspecteur avaient décidé de faire la réclame.
Mais c'est long de se faire descendre pendant 1h15, par un Inspecteur qui a mis du miel dans sa voix pour faire semblant de faire des critiques constructives. C'est long, quand ça fait 10 jours qu’on prépare la classe toute belle pour sa visite, et qu’on dort plus à force de se demander si on lui sert de l’histoire ou de la géométrie. C'est long quand on vient de faire la classe pendant presque 2 heures, sous son œil froid ,et qu’on a même pas eu une petit récré pour pousser la chansonnette histoire de se ressourcer quelques minutes.
C'est long 1h15.
On a beau s’appeler Ismaëlle, on a beau être à bloc, au bout d’une demie-heure on arrête de lutter. On garde le peu d’énergie pour faire oui de la tête et retenir les larmes dans la gorge.
Derrière M. l’Inspecteur, il y avait notre grande carte du monde. C'est notre carte. Elle est très grande, et elle est accrochée bas pour les chatons puissent faire le tour de la terre quand ils vont se promener au fond de la classe. Tous les matins, grâce à notre supercalifragilistique calendrier Géo, on découvre un lieu, une ville, des gens différents. On les passe sous le laser fluo de la photocopieuse, et on les punaise tout autour de la carte du monde. Puis on leur scotch dessus un grand fil en nylon qu’on tend jusqu’à leur pays d’origine.
Ça n’est pas très gentil tout ça, personne n’aimerait être passé au laser, punaisé, scotché. Mais au moins comme ça ils sont avec nous, tous ces visages du monde, et c'est une façon de faire comme Jasmine sur son tapis volant, de s’évader loin des quatre murs de la classe, hors des murs glacés de l’éducation nationale, loin, loin, loin de la forêt de tours.
Le jour de l’inspection, c'est moi qui avais besoin de m’évader. Pendant que le Monsieur-tout-gris vomissait son miel gluant, je regardais le fond d’écran devant lequel il s’était assis, et je me promenais tout autour de la terre. Je pensais à la muraille de Chine - il parait qu'on peut la voir depuis l'espace -, aux marchands de tapis de Turquie, aux porteurs de fromages de Akmaar – à Akmaar, aux Pays-Bas, tous les vendredis, il y un marché aux fromages. Les porteurs de fromages promènent leurs énormes roues jaunes sur des espèces de traineaux de bois. Incroyable. Il faut venir voir ça sur la carte de la classe de CE2 C pour le croire.
Mais c'était quand même long. Je pensais à l’Atlas Marocain, et j’aurais voulu y être. Mais à la place je sentais mes résistances tomber une à une et mes joues trahir mes sentiments. Alors je pensais aux explications minutieuses de Simone dans le Deuxième Sexe, à propos du système lymphatique des femmes qui les font rougir, et qui ajoute au malaise la honte d’être prise en flagrant délit de sensibilité.
J’avais juste envie de le foutre à la porte de ma classe.
Mais j’étais fatiguée.
Il a fini par partir.
Pourtant il est resté dans la classe. Comme une énorme frustration. Il a rien compris à ma façon d’enseigner. Ou alors il a fait exprès de me faire croire que ce que je faisais n’était que du folklore, pour asseoir son autorité de petit chef sur mes épaules de débutantes. Il est venu voir sans regarder.
Je me sens encore plus seule qu’avant. Et il a laissé dans la classe son fantôme étouffant. Le spectre d’une administration aveugle et manipulatrice.
Ce matin je suis allée travailler. J’ai froid entre les murs de l’école, j’ai froid entre les murs de l’éducation nationale.
Mais j’aime ma classe, je me sens toujours bien au milieu des cartes et des visages du monde, entre les murs de la classe de CE2 C.
Pourtant ce matin j’ai cru que je n’allais pas finir la matinée. J’étais fatiguée.
A 11h30 j’ai quitté l’école et je suis rentrée chez moi.
J’ai vomi dans le métro, je me suis vidée encore un peu plus. J’ai vomi le miel gluant que m’a servi le Monsieur-tout-gris.
Je connais trop le goût de cette nausée pour me dire que j’ai la grippe A.