La maîtresse est une salope une pute (2)

Publié le par Ismaëlle

On est le 31 août 2009.

Demain c'est le jour de la pré-rentrée. Je sais que je suis nommée dans une Zep++ du 19ème. Tous les gens à qui je dis le nom de la cité au milieu de laquelle je vais faire de l’élevage de chats sauvages, ont les yeux qui se transforment en pastèques.

Je sais que je suis au milieu des tours, tout au bout de ma ligne de métro, mais je ne sais pas si je vais avoir des grands Kierkegaard ou des mini Kierkegaard.

Demain on me dira : « Jeudi matin, vous aurez des CM2 ». Ou des CP, ou un CE1-CE2. Je viens de passer deux mois de vacances. J’aurai un jour pour préparer mon année.

 

Je pense à mes chatons de l’année dernière. A mes chouchoux. Ils se préparent eux aussi à une nouvelle école. Ils vont au collège. J’ai passé l’année dernière à les préparer au deuil de l’école primaire. J’ai aimé les voir grandir et devenir des adolescents.

Ils étaient inquiets, tourmentés. Ils étaient torturés. Ils étaient si touchants.

Je les vois encore au parc. J’y suis allée souvent cet été parce que je ne pouvais pas les quitter, les laisser.

Hannah Arendt m’envoie des mail. Elle me raconte la colo, les amis.

Hannah Arendt…

Elle, j’ai eu l’impression de lui avoir été utile.

Et aussi peut-être à Verlaine. Verlaine il était toujours amoureux, mais pas comme les autres.  Les autres ils étaient amoureux pétillants, mots d’amour et intrigues de récré. Lui il était amoureux solitaire, amoureux malheureux. Il pleurait souvent, sous sa capuche.
Verlaine il est blond, il a une voix grave mais une peau de bébé.
Verlaine il peut dire d’un seul coup « je veux mourir ». Et c'est vrai que c'est ce qu’il veut.
Mais aussi il sourit et il aime Daniel Pennac. Et quand il reste assis en boule sous sa capuche au fond du couloir après la récréation, il suffit de l’attendre debout devant la porte, et il finit par se lever et demander pardon.

    Mais parfois c'est long. Il faut être patient. Et il faut se couper en deux : un pied devant la porte, un pied dans la classe. Un regard pour la capuche, des consignes de travail pour les 26 chatons qui sont à leur place.

    

    Cette année je me suis occupée au moins la moitié du temps de mes chouchous. Baudelaire, Hannah Arendt, Verlaine, Kierkegaard, Simone de Beauvoir. C'était pour eux que j’avais le sourire le matin. C'était pour eux le dragon, les punitions, ma pêche c'était pour eux. J’ai adoré faire ce boulot.

    J’étais bonne en grande sœur. Mais j’étais pas bonne en maîtresse. Pour les autres, pour ceux qui sont déjà prêts pour l’école, pour ceux qui aiment déjà ça, pour ceux qui sont déjà prêts à apprendre. Pour eux j’ai été mauvaise. Ils n’ont pas appris grand-chose de nouveau.

    J’ai tellement fait la grande sœur, j’ai pas réussi à être une maîtresse. J’étais trop absorbée par ceux qui n’étaient pas fait pour l’école, j’avais tellement envie de leur montrer qu’ils avaient envie d’apprendre, de leur montrer que ce n’était pas leur faute à eux, que c'était bien l’école.

    J’étais trop fatiguée et trop angoissée après pour bien corriger, pour bien préparer, pour bien expliquer.

    Les parents d’élèves venaient me voir.

    Ils étaient inquiets, ils n’arrivaient pas à suivre la scolarité de leur enfant, ils trouvaient qu’il n’y avait ni assez de notes ni assez de devoirs. Et puis certains ont commencé à oublier d’être courtois. Dans les mots dans le carnet de leur enfant. Dans la rue. Ceux-là ils ne me disaient pas bonjour quand je les croisais sur le trottoir.

    Et puis ça a commencé à être inquiétant. Je ne voulais pas que ça finisse par une lettre à l’Inspectrice comme pour ma collègue de CE1-CE2. J’ai fait une réunion au mois de mars, pour expliquer de nouveau comment fonctionnait ma classe.

    Ce qui était dur, c'est le double langage qu’on doit toujours adopter.

Il faut être rassurant. Il faut se vendre. Mais aussi il faut assumer ses choix pour que les parents y adhèrent.

    Assumer je sais. Rassurer je sais. Me vendre je sais.
    Mais j’étais seule.
Il y avait l’équipe bien sûr. Mais toute la journée dans la classe on est tout seul. On est tout seul au troisième quand Kierkegaard jette tous ses cahiers un par un au travers de la classe. On est tout seul quand Verlaine essaie de se planter son équerre dans le ventre. On est tout seul quand Baudelaire hurle en larme que c'est pas juste, qu’il la fera pas la punition, et qu’il part en courant dans le couloir.

 

 

    On est tout seul quand on pose les yeux sur le cahier du conseil pour se faire traiter de salope et de pute. On est tout seul, et eux ils sont 27.

 

    Mais heureusement, moi je suis toujours plusieurs à l’intérieur. Il y a celle qui tremble, celle qui crie, celle qui est blessée. Mais elle est toute petite et on ne l’entend pas beaucoup. Parce qu’il y en a d’autres qui prennent beaucoup de place.

    Il y a celle qui lit Françoise Dolto et qui aime la psychanalyse. Celle-là elle sait ce que c'est que le « transfert », et elle ne pense pas une seule seconde à prendre pour elle ni la fascination ni les insultes des élèves.

    Et puis il y a celle qui regarde les choses depuis l’autre côté du miroir. Celle qui se souvient, comme si c'était hier, de l’envie de provoquer les profs au-delà des limites, pour voir si vraiment ils sont forts comme on voudrait qu’ils soient. La petite Ismaëlle, elle est toujours de bons conseils.

 

    Ce matin là c'est elle qui a parlé le plus fort. J’ai fermé le cahier, j’ai souri gentiment, et peut-être j’ai dit : « Bon, charmant ».

    Et puis j’ai expliqué l’emploi du temps.

On s’est mis au travail. Enfin eux. Moi je n’y arrivais pas. La petite Ismaëlle me disait de faire face et c'est ce que je faisais.

    Mais Françoise Dolto a eu beau parler à ma raison de sa voix ferme et feutrée comme un divan de psychanalyste, j’étais blessée dans mon cœur. Je me sentais stupide aux yeux de Françoise, mais j’étais vexée. Et aussi triste.

    J’avais bien entendu reconnu l’écriture de Hanna Arendt.

Hanna Arendt, que j’avais cru atteindre, que j’avais cru gagnée. Hanna Arendt avait écrit dans le cahier « la maîtresse est une salope, une pute ». Et moi je me battais contre la pensée naïve : si elle l’a écrit, c'est qu’elle le pense. Elle ne m’aime pas. Elle m’a trahie. Je ne lui sers à rien.

 

 

    Il y a eu des discussions en salle des maîtres. Il y a eu une visite du directeur dans la classe. Il y a eu des huis clos dans son bureau. Il y a eu des larmes, des mots dans le carnet de correspondance, un rendez-vous avec la maman.

    Mais elle a toujours nié. Elle a toujours nié Hannah Arendt. Elle n’a pas pu retenir ses sanglots, mais elle n’a pas laissé sortir ses aveux.

 

    Et puis un soir, dans la classe, sous sa table, je vois un papier.
Je me penche. C'est épais, on pourrait croire que c'est une calle pour la table qui est bancale. Mais Hannah Arendt s’en fout que sa table soit bancale. Je déplie : il s’agit d’une sorte d’enveloppe, bien cachetée avec plein de colle, sans adresse, avec un mot plié à l’intérieur :

                                            Maîtresse

Tout d’abord je voudrais vous dire pardon pour ce que j’ai écrit sur le cahier de conseil d’élèves. Je voudrais pas vous décevoir car si je vous dis qui a écrit cette chose épouvantable vous serez tellement déçue si je vous dis qui je suis vous allez pas y croire.

                                            Merci

 

 

 

 

    Il est trois heures du matin, dans 5h30 je vais découvrir ma nouvelle école. Et je pense à Hannah Arendt, qui m’envoie des messages pendant les vacances. C'était fort Hannah Arendt. Je pense à Verlaine qui est toujours venu s’excuser. Je pense à Baudelaire qui un jour m’a dit : « vous êtes sévère, mais vous êtes compréhensive ».
    Je pense à ceux qui m’ont dit qu’ils n’avaient rien appris cette année.
    Mais qu’ils s’étaient fait des amis et qu’ils avaient adoré la philosophie.

    Et je pense à Kierkegaard, que j’ai atteint un moment. Et puis qui s’est éloigné.
Trop loin pour l’atteindre autrement que par le corps à corps, qui blesse au plus profond de leur coeur les chatons et les maîtresses.
    Kierkegaard je n’ai pas réussi à faire quelque chose pour lui.

 

 

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