Lance flammes et canons à fleurs

Publié le par Ismaëlle

 

C'était un jeudi. J’avais 10 jours de carrière. Il était 11h. La matinée était presque terminée.

Non. Pas du tout. Il reste une demi-heure avant la sonnerie.

 
Une demi-heure c'est long comme 30 tours de la petite aiguille sur l’horloge au dessus du tableau. C'est long comme de dessiner 5 carrés avec une croix dedans en faisant un trait par minute. C'est long comme de faire 30 fausses lignes d’opérations dans son cahier de brouillon avant que le maître ne nous dise enfin qu’on peut aller en récré. C'est long… pffffff.
En plus il passe dans les rangs. On peut même pas s’étaler de la colle sur les doigts pour décoller la peau en attendant que la grande aiguille se décide enfin à avancer plus vite.

 
J’étais debout, devant le tableau.
Ça faisait déjà plusieurs jours que je ne tenais plus toute seule dans cette position. J’avais besoin du repose craies pour appuyer ma fatigue que j’aurais voulue imperceptible. Mais c'était un faux ami ce repose craies : toute la journée j’allais avoir affichée sur les reins la trace de mon relâchement, une longue traînée blanche pire qu’un poisson d’avril qui dirait derrière mon dos :

« Elle est sur le point de craquer. Allez-y encore un petit effort et c'est bon, la semaine prochaine c'est une remplaçante ». 

Le traître. Il est toujours là, tout prêt des maîtresses, à faire son racolage. Alors qu’on fait tous les efforts du monde pour se tenir droite, pour faire le dragon, il est là juste derrière à tendre au maximum ses 10cm de largeur pour faire du gringue aux reins fatigués.

Et d’un coup s’en est fini du dragon.

On a beau hurler à tous ses membres que la partie n’est pas perdue, qu’il faut se battre, mesurer 2m50, avoir les bras du Hulk, le cou du T-rex, tout le monde fait la sourde oreille et s’affale sur 10cm de métal poussiéreux.

 
On se sent seule, devant 27 chats enragés, quand toutes les parties de son corps nous ont lâchement abandonnés pour les charmes froids d’une barre métallique.
Même les chalumeaux toussotent, gênés.

 
Bien sûr, la grosse voix est encore là elle, à toute épreuve.
Mais elle a beau être aussi forte que l’alarme de la caserne des pompiers du premier mercredi du mois, elle est ridicule quand le reste du corps n’est pas là pour dire :

« mes chers petits, vous êtes sur le point de réveiller la bête, vous n’avez aucune idée de la profondeur des regrets qui vous hanteront jusqu’à la fin de vos jours, si vous dépassez la limite infime qui vous sépare de la colère du dragon ».

Si les mots ne passent pas d’abord par le corps, on peut les dire aussi fort que l’on veut, au mieux ça fait rire comme quand on regarde une hystérique perdre ses nerfs, au pire ça passe totalement inaperçu.


    Merci grosse voix, je sais que tu es là, fidèle au poste et que tu me proposes tes services. Tu es ma meilleure amie depuis toujours. Mais… tu connais la petite phrase de l’IUFM sur la colère (toujours la mimer pour de faux, jamais exploser pour de vrai). Si je me sers de toi maintenant s’en est fini de moi.













Bon ok.
























OOOOOOOOOOOOOOOOHHHHHH!!!!

STOOOOOOOOOOOOOOOOOPPP!!!!!!!!!

NON MAIS VOUS VOUS CROYEZ OÙ ???

 


(euh… on pourrait au moins éviter les phrases débiles qui nous ont fait pisser de rire du CP jusqu’à la terminale ??  on est peut-être déjà suffisament ridicule et inefficace comme ça...)



Voilà c'est fait. On a bousillé le dernier soldat près à combattre à nos côtés. Il va falloir chuchoter toute la journée si on veut récupérer sa voix et assurer au concert de demain soir.


Bon tant pis, je m’affale sur le repose craie. Pffffff je vais encore avoir du blanc partout. En plus c'est même pas confortable ce petit bout de métal tout fragile qui bringuebale sous ma lassitude.



        J’ai laissé passer la demi-heure.

        Je n’avais pas la force pour autre chose que faire semblant d’être là.
Je me disais que quand j’étais petite je détestais la dernière demi-heure de la matinée.
Mais au moins je détestais dans le calme.
   

    Bientôt c'est eux que je vais détester.
Surtout lui là, Baudelaire, toujours à parler fort quand tout le monde chuchote, et lui aussi là, Verlaine, avec ses crises de nerfs, il faut toujours le prendre avec des pincettes, ne surtout pas froisser sa graaaaaaande susceptibilité, sinon Monsieur va nous faire une crise. Il faudra encore aller le chercher aux toilettes au fond du couloir pour l’empêcher de s’étrangler avec son foulard.
Quand je reviendrai, la classe sera sans dessus dessous, Kierkegaard aura balancé sa table par terre, mon dixième stylo rose aura disparu et
Hannah Arendt sera étonnamment assise bien calme à sa place.
Et les autres.
Ils n’attendent que ça pour faire les enragés comme en ce moment. Tout le groupe du fond là, Simone de Beauvoir, Jean-Paul Sartre, Voltaire… quelle bande de boulets.
J’en peux plus de cette meute. Je vois bien que je les supporte plus, je leur répète à longueur de journée, comme une diplomate qui perd la boule :

        « Je ne suis pas votre ennemie. Je ne suis pas votre ennemie ».

 



        J’ai laissé passé la demi-heure, parce qu’il n’y avait que ça à faire.


    Et puis quelques minutes avant que ça sonne, juste avant que je devienne complètement folle, à force de me dire que j’étais une incapable, une nulle, une maîtresse qui détestait les enfants, j’ai eu une illumination.
    Kierkegaard, Baudelaire,
Hannah Arendt, Verlaine, j’allais les détester de tout mon être pendant les 4 derniers tours de la petite aiguille avant la sonnerie. J’allais déverser toute ma haine sur eux et sur leur attitude scandaleuse.


    Et puis ça serait terminé. Ter-mi-né.


    J’ai compris qu’il n’y avait qu’une solution pour en finir une bonne fois pour toute avec cette animosité, qui allait faire de moi non seulement une hystérique avec la voix cassée, mais en plus une infanticide recordwoman du monde du lancer de chaton du troisième étage.
    Alors que la petite aiguille entamait son dernier virage, j’ai regardé dans les yeux chacun leur tour Kierkegaard,
Hannah Arendt, Baudelaire et Verlaine.
    Et je leur ai dit, à travers mes chalumeaux qui s’étaient transformés en canons à fleurs des champs :

                    A partir de maintenant, vous êtes mes chouchous !





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A
Salut Sarah,<br /> je suis venue jeter un oeil un peu par hasard et puis... j'ai tout lu. Avec une petite pointe de nostalgie (sans essayer de redonner aux chatons leur prénom d'origine), une bonne dose de compassion, et ma part de douleur.<br /> Bravo et... bonne rentrée?
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F
salut,<br /> plus besoin pour moi d'acquérir un roman "fil rouge" pour m'accompagner toute l'année, j'ai trouvé ce qu'il me fallait sur ton blog!<br /> Super plume, la classe! bien joué pour le 1er mercredi du mois, fallait le caser...!
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