Chat sauvage ou chat qui se sauve...?

Publié le par Ismaëlle

Cette après-midi j’étais au parc.
Je me couche dans l’herbe, les bras ouverts, je regarde le ciel. Je laisse les fourmis me caresser les jambes. On n’entend pas la musique de la colline, mais on n’entend pas non plus Paris.


On s’y croirait presque.


Quand on est allongé dans l’herbe, on ne voit plus l’horizon. On voit le ciel, beaucoup plus grand, et tout rond ; on voit les arbres, mais pas le sol dans lequel ils plantent leurs racines.
Les feuilles n’ont pas la même couleur quand on les regarde sur ce fond infiniment lumineux. Je pourrais regarder l’acacia se promener dans le ciel pendant des heures. C'est vert presque fluo, ça flotte, c'est doux.

 
La petite Ismaëlle a grandit au milieu des arbres. Ils étaient grands, calmes et toujours là. Elle était un peu leur reine, puisque c'était sa forêt à elle. Mais elle savait bien que c'était uniquement parce qu’ils se laissaient faire. Ils la laissaient se sentir chez elle parmi eux.
La forêt, c'était son lieu, son refuge.
La petite Ismaëlle n’avait pas le droit de descendre la colline toute seule pour aller au village.

Mais elle était libre de remonter la route là où elle se transforme en chemin, de passer la porte qui griffe, et de se promener aussi loin que ses pas pouvaient la mener ; au milieu des arbres, elle avait le droit. De toute façon elle ne pouvait pas aller plus loin que la forêt, puisque la forêt n’avait pas de limites. C'était une maison infinie dont elle ne pouvait par sortir. C'était rassurant, elle se croyait libre. Aussi libre que peut l’être un enfant. La forêt, on n’a rien inventé de mieux pour faire pousser les petits chats.

 

 
Dans la cour des écoles parisiennes il y a des platanes. C'est grand et ça pique les yeux des maîtresses au printemps. C'est rigolo quand même, on peut faire des bouquets de feuilles à l’automne, de grandes feuilles très belles, et on peut décoller les écailles sur le tronc.

 
Dans la cour de l’école de mon enfance il y avait un acacia. A l’automne on passait toutes nos récrés à ramasser les grandes aiguilles pour en faire des balayettes. Après on faisait le ménage au pied de l’arbre.
Quand le directeur tapait dans ses mains pour qu’on se mette en rang, on trouvait vite une planquette dans un trou du mur pour notre petit tas d’aiguilles. Il ne fallait pas risquer de perdre le fruit d’une si laborieuse récolte. Et les balayettes n’étaient pas toutes de la même taille, tous les artisans n’avaient pas sacrifié à leur ouvrage autant de parties de chats perchés.
Il y avait bien entendu un concours de la plus grosse balayette. Mais c'était un piège, parce que lorsque le tas est trop gros, il est difficilement manipulable. On se retrouve avec une grosse balayette, mais on peut pas ramasser les feuilles avec. Quand il n’y a plus d’aiguilles à ramasser, on n’a plus rien à faire, on se retrouve seul avec son gros balai.
Certains abandonnaient en cours de route. Alors on pouvait récupérer leur tas et faire un tas géant. D’autres laissaient leur ouvrage en suspens, dans un petit coin sous l’arbre, et allaient quand même faire une partie de billes avant de retourner faire semblant de lire la leçon d’histoire (une page double, photocopiée en noir et blanc, écrit tout petit. Il croit quand même pas qu’on va lire tout ça alors qu’après il va nous faire un résumé ?! En plus on comprend rien… c'est quoi le Directoire ? c'est qui ce Robert-Pierre ??).

 

 
          La petite Ismaëlle était une enfant solitaire.
Elle ne sacrifiait jamais 10 minutes de récolte d’aiguilles d’acacia pour faire une partie de chat perché.
    Parfois, à la grande récré, celle d’avant la cantine, elle se mettait dans une équipe pour jouer à la balle au prisonnier sous le préau. Elle courait, criait, riait avec les autres. Elle se faisait toucher et finissait vite en prison. Elle continuait à courir, sauter et rire.
    Et puis tout d’un coup, elle ne pouvait plus rester avec les autres. Elle était pleine d’une sensation désagréable, elle ne connaissait pas le mot qui définissait ce chagrin très spécial. D’ailleurs elle n’imaginait pas qu’il en existât un, elle croyait que c'était son chagrin spécial à elle toute seule. Alors elle en avait inventé un.
    Ça la prenait en plein milieu de la partie, ou tout d’un coup à la cantine. Même parfois quand on jouait à s’inventer des histoires.


    Tout d’un coup, c'était insupportable.

C'était insupportable tous ces autres qui couraient, sautaient, riaient. Tout d’un coup, elle se retrouvait toute seule au milieu des autres qui étaient ensemble.
   

    Il fallait s’échapper, à tout prix.


Heureusement dans la cour il y a plein d’aiguilles et de feuilles à ramasser.
Mais à la cantine, ou pendant la leçon de maths, on ne peut pas se lever et aller faire le ménage tranquille autour de l’acacia.
Il a fallu développer des ruses.
Demander à aller aux toilettes, traverser la cour en penchant la tête en arrière pour ne voir que le ciel et oublier tout le reste ; vu d’en bas, il est très bleu et tout rond. Profiter qu’on est seul aux sanitaires pour chanter une petite chanson ; quand il n’y a personne ça résonne sur le carrelage, on aurait presque une grosse voix comme les chanteuses. Boire de l’eau et sentir lentement le flot froid traverser son corps. Se regarder dans la glace, au fond des yeux. Et retourner vers la classe en jetant un coup d’œil complice au petit tas d’aiguilles qui nous attend derrière les hortensias.

 

 
Quand je suis de service de récré, je fais la conversation avec la maîtresse qui m’accompagne. Je ne peux pas m’en empêcher, sinon j’ai l’impression d’être désagréable. Mais très vite je lui propose d’aller se chercher un café.
    Alors j’entame ma traversée.
Je monte le volume de la musique qui me passe par la tête. Je marche dans la cour en chantonnant. Je souris aux chatons qui sont encore étonnés de voir une maîtresse qui chante. Je jette un coup d’œil à la partie de balle au prisonnier, et un autre aux pieds des platanes.
Ça ne m’inquiète pas les enfants qui jouent seuls dans la cour. Je ne me dis pas qu’ils sont tristes, mal-aimés ou bizarres.
Je me dis qu’ils font partie de ceux qui s’ennuient parfois plus avec les autres qu’avec eux-mêmes.
Et je ne dis jamais non à un élève qui veut descendre aux toilettes pendant la leçon d’histoire.

 

 

 

 

 

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