Mon travail est passionnant

Publié le par Ismaëlle

    Mon travail est passionnant.

J’y pense tous les jours, même pendant les vacances. Je pense aux petits chats, je lis des trucs sur la façon dont on les élève, je les observe dans la cour de récré et je me vois il y a 20 ans.
    Je les regarde quand ils ne comprennent pas comment on calcule l’aire d’un terrain de foot, quand ils se passent des petits mots, quand ils essaient de toutes leurs forces de me regarder alors qu’en fait ils dorment derrière leurs yeux ouverts, quand ils font semblant de lire alors qu’en fait ils ne font que promener leurs yeux sur les lignes, sans oublier de tourner la page de temps en temps, quand ils sont en colère, quand ils pleurent, quand ils sont désemparés, je me vois.

   


    Je me vois, au milieu de la cour à chanter toute seule parce que je ne voulais pas que D. soit ma commandante, je me vois au milieu des coussins du coin bibliothèque en train de lire « il y a un crocodile caché sous mon lit », je me vois dans mon lit incapable de sortir un orteil de la couverture de peur qu’il ne le croque instantanément.

    Je me vois au coin cuisine à la maternelle, je sens le goût plastifié du service à thé, je vois l’affiche décolorée de la petite fille qui souffle dans une pipe pour gonfler un ballon, je vois la maîtresse levant le bras vers les grappes de raisins de la tonnelle sous laquelle nous passions pour aller en récréation.
    Je sens l’odeur de la pâte à modeler rougeâtre qu’on pouvait prendre en CP quand on avait terminé notre lecture, je vois les ardoises pleines de 1 2 3 4 5 6 7 8 9 que je remplissais pour m’entraîner parce que je faisais tous les chiffres à l’envers (les autres ils remplissaient des ardoises de 8. Moi je savais faire les 8. J’étais la seule. Par contre tous mes chiffres regardaient vers la droite. Ca devait être mon côté « droit devant, on fonce »).
    Je sens dans ma main le carton rigide du bon point que la maîtresse m’avait donné en échange de mon ardoise.
    Je vois sur le carton la Blanche Neige dont l’air provocateur m’a fait un clin d’œil plus tard lorsque j’ai lu
Psychanalyse des contes de fées.  
    Je sens le goût très spécial, presque sucré, de l’eau du robinet de la cour, qu’on buvait en pleine partie de chat perché pour ne pas perdre le temps d’aller aux sanitaires. Je me rappelle que je voulais être chanteuse, danseuse, pianiste et maîtresse, et quand je serai maîtresse, je ne ferai pas les maths entre 11h et 11h30 car on est trop fatigué et de toute façon on fait semblant de réfléchir sur le livre ouvert puisqu’on aura un peu de temps en revenant de la cantine pour terminer.

 


   Je me vois à travers eux. Et je cherche en moi pour les atteindre plus près quand je sens qu’ils sont loin, dans un échange quotidien entre ce qu’ils sont, ce que j’ai été, ce que je suis, ce qu’ils ont à devenir.

    Mon travail est passionnant.
Il m’habite comme une seconde peau. Il m’habitait déjà bien avant que je passe le concours.

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